On aurait pu imaginer qu’une pièce qui traite de la responsabilité scientifique nous montrât des savants à l’œuvre pour le bien commun ou, au contraire, cherchant à plonger l’humanité dans le chaos. Cela aurait été une façon claire de faire prendre conscience aux spectateurs des craintes et des espoirs suscités par la science. Surtout qu’en l’occurrence il s’agit de physique et que chacun a à l’esprit les ravages causés par l’arme nucléaire à Hiroshima et Nagasaki ainsi que l’équilibre fragile qui a marqué les relations de l’URSS et des USA dès 1945. Mais cela n’aurait pas été dans l’esprit de Dürrenmatt d’aborder ces questions de front, lui dont l’humour repose souvent sur un sens aigu du paradoxe.
Quand, par exemple, dans « La Visite de la Vieille Dame », la vieille Clara Zachanassian a été éconduite par son amant au profit d’une femme plus fortunée, ce n’est pas en le ruinant qu’elle se vengera de lui et de ses compatriotes, mais en les soudoyant et en éveillant leur convoitise, selon une formule célèbre: «Le monde a fait de moi une putain, je ferai du monde un bordel ».
Quand Frank V, dans la pièce du même nom, provoque une banqueroute frauduleuse, ce n’est pas la loi qui sanctionne sa conduite, mais ses propres enfants, qui lui reprochent de n’avoir pas su escroquer ses clients de façon plus légale.
Et quand un physicien juge sa responsabilité scientifique écrasante, c’est à l’asile d’aliénés qu’il estime le plus sage de se retirer, comme si entre génie et déraison la frontière n’existait pas.
Mais, dans les « Physiciens », les fous ne sont pas là où on les imagine et c’est avec humour et malice que Dürrenmatt dénoue les fils de cette intrigue, jetant sur le monde un regard sans concessions, comme si l’humanité, malgré la gravité des problèmes qu’elle traverse, ne valait pas vraiment la peine d’être prise au sérieux.
Jacques MAITRE